La brève histoire de ma mère1 de Dibakana Mankessi : un roman congolais écrit en français

Le deuxième roman de Dibanaka Mankessi se présente comme un puzzle dont les pièces maîtresses sont respectivement les personnages de Mâ Mado, sa fille qui rapporte son histoire et Délé. Et l’épicentre du récit est Mâ Mado avec les deux hommes, Kitoko et Petit Falacé qui l’ont accompagnée dans sa vie.

Son mari Kitoko sera à l’origine de la mort qu’elle sollicite quand, assez âgée, elle comprend que ses enfants peuvent se prendre en charge sans problème. Mâ Mado, un destin exceptionnel qui entre en porte-à-faux avec le commun des mortels. Sa mère Délé, ayant vu « ce qu’elle ne devait pas voir », connait un destin dramatique. Reçue dans une famille comme esclave loin de son village pour éviter de divulguer ce qu’elle avait vu une certaine nuit, elle passe, après un moment, de l’état d’esclave à la femme du prince Kitoko avec qui elle va fonder une famille. De leur union, naissent plusieurs enfants dont Mâ Mado. Cette dernière se voit sans cesse être interpelée par sa fille qui lui rappelle ses mésaventures. Elle a épousé un homme indigne qui la fait souffrir moralement et physiquement. Mère de plusieurs enfants dont le milicien de la jeunesse du Parti, Tagodi qui se fait remarquer négativement dans la société, Mâ Mado connait le paradoxe de l’amour avec les deux hommes de sa vie. Elle retrouve en ville Petit Falacé qui serait son premier mari qu’elle a repoussé à cause de son physique, préférant Kitoko, un époux qui va se montrer désagréable. Ainsi réalise-t-elle le véritable sens de l’amour à travers les poèmes que lui adresse Petit Falacé dont les tendres sentiments s’opposent à l’animalité de son mari, des poèmes que sa fille-narratrice va découvrir dans sa chambre après sa mort. Celle-ci en gardera le secret pour l’honneur de sa défunte mère qui a connu deux amours : le premier mariage triste et pénible et dégradant avec le père de ses enfants et l’amour idyllique avec Petit Falacé à travers les poèmes d’amour qu’il lui adressait en cachette. La brève histoire de ma mère, un roman polyphonique où les femmes et les hommes se partagent le destin de Mâ Mado dans des réalités congolaises dont l’auteur semble connaitre certains méandres.

De la condition féminine déplorable…

Les femmes dans La brève histoire de ma mère évoluent dans l’univers pessimiste de leur société. Leur vie est souvent perturbée négativement par le comportement rétrograde des hommes. Délé avec sa mère, Gasparde Tralala et Mâ Mado sont les principales femmes qui se confrontent à leur brutalité, tant morale que physique. La jeune Délé commence son supplice quand, par inadvertance, elle voit ce qu’elle ne devait pas voir ; ce que l’on fera comprendre à sa mère : « [Ta fille] Délé a vu. Tu connais la règle. Tu dois décider tout de suite » (p.167) Et cette interpellation d’un chef de groupe énigmatique va bouleverser le destin de la pauvre fille. Malgré tout ce que fera sa mère pour la sauver du danger qui la guette, elle sera par la suite enlevée par trois hommes anonymes dans leur plantation d’arachides : « Aussitôt, alors qu’une main s’était planquée contre sa bouche pour l’empêcher de crier, deux autres mains se collèrent à ses yeux » (p.47). A partir de ce moment, le destin de Délé prend une autre trajectoire. Elle est accueillie, loin de son village, dans une famille où elle est considérée comme une esclave avec toutes les souffrances et humiliations que lui impose son statut avant d’être réhabilitée socialement après avoir miraculeusement retrouvé sa beauté physique. Aussi le mépris et l’indifférence laissent la place à l’admiration. Elle est alors victime d’une tentative de viol avant d’être récupérée par le chef du village dont le fils sera son mari. Mais son bonheur sera éphémère car ses souffrances vont se prolonger à travers sa fille Mâ Mado. Celle-ci, à cause de ses enfants qui sont encore mineurs, accepte le calvaire que lui impose son mari volage, infidèle, ivrogne et brutal. Et sa sœur de culpabiliser Délé qui serait à l’origine de ce terrible mariage dont la mère ignorait le calvaire qu’elle vivait. Aussi, pense-t-elle au pire devant le sadisme permanent de son homme : « Au fil des années, malgré le temps qui passait, tes souffrances dans ton foyer ne s’estompaient pas. Chaque jour qui passait apportait son lot de misères. Tu en arrives à souhaite ta mort » (p.183). Et nous ne serons pas étonnés que Mâ Mado se décide à mourir quand elle est sûre que ses enfants, déjà grands, pourront se prendre en charge. La condition féminine déplorable se remarque aussi à travers le personnage de Gasparde Tralala, une femme incomprise dans la société où elle évolue. Pour avoir été en avance sur les autres femmes car elle s’habille à l’occidentale, elle se fait vilipender par la police : « le chef de patrouille signifiait à Gasparde Tralala le motif de son interpellation : vous êtes hors la loi et vous le savez ; le pantalon est interdit aux femmes de la ville » (p.68). A propos des souffrances psychologiques et physiques de Mâ Mado et autres, le roman de Dibakana Mankessi apparait comme un tableau de peinture qui présente des visages de femme tristes, apeurés et soucieux.

… au sadisme de l’homme

C’est Kitoko qui résume le sadisme de l’homme dans son mariage avec Mâ Mado. C’est un homme sans foi qui ne respecte pas les principes élémentaires d’un foyer conjugal. Il ne s’excuse même pas quand sa femme l’attrape en flagrant délit avec une autre femme : « C’est en franchissant la porte que tu faillis tomber face au spectacle qui s’offrit à toi : Kitoko était avec Lafi sur le lit conjugal en train de faire des choses. Tous nus » (p.172). Kitoko, un homme brutal qui veut que la femme se mette sous ses ordres. Mâ Mado est soumise et dépend de son mari comme le signifie sa fille : « Maman n’étant pas autonome, c’est papa qui rythmait son existence sur tous les plans (…). Maman faisait comme papa voulait » (p.160). Malgré cette soumission, l’homme manifeste son sadisme dans son attitude animale en s’en prenant brutalement à sa femme, l’accusant de tout : « Il t’accusait d’avoir tué son enfant (…). Tu ne t’aventuras pas dehors pendant plusieurs jours pour ne pas faire savoir aux gens que tu avais été frappée, que tu avais le visage tuméfiée, les lèvres sanguinolentes » (p.177). L’homme brutal et méchant, c’est aussi le milicien de la jeunesse du Parti, Tagodi qui avec son groupe, martyrise la population. Le menuisier Kufualobi en aura pour son compte pour avoir honoré la demande de Mâ Mado : lui fabriquer un cercueil pour ses futures funérailles. Tagodi n’a pu accepter ce geste du menuisier qui pouvait présager la mort de sa mère. Pour le punir, son groupe va l’enfermer dans le cercueil qu’il avait fabriqué à la demande de Mâ Mado. Quelle ne sera pas leur surprise quand ils vont contester l’éventuelle mort du vieux Kufualobi : « Oui, il est mort, mais vous l’avez bien vu : nous n’y sommes pour rien (…), il est mort tout seul » (p.120).

La brève histoire de ma mère, un roman congolais écrit en français

S’il est un auteur congolais qui écrit des textes français en visitant les langues du terroir, c’est Dibakana Mankessi. Il s’exprime à tout moment en congolais tout en guidant le lecteur étranger pour comprendre sans difficulté aucune l’histoire à lui rapportée. Aussi, le lecteur se confronte souvent tout au long du récit à certaines réalités linguistiques kongo que l’auteur traduit par la suite pour aider le lecteur à comprendre la trajectoire sémantique du texte : « Je n’ai pas vu mes ngondas (…) Chez nous ngondas signifie Lunes, voir ses lunes signifie voir ses règles, son écoulement de sang menstruel » (p.73), « (…) il portait un mugondo, une sorte d’ample short qui lui servait certainement de pygama » (p.114), Et ces exemples de congolismes donnent une autre saveur au texte qui se lit au carrefour du français et des réalités congolaises.

Il faut noter chez l’auteur cette capacité de traiter plusieurs thématiques dans un seul récit sans pour autant créer un hiatus entre elles : la mort dans la société africaine, la critique du pouvoir politique en Afrique avec ses dérapages au niveau de la jeunesse, telles sont quelques thématiques explicitées dans ce roman. Du style, on constate que la narration n’est plus rapportée aux première et troisième personnes comme on le remarque dans le récit traditionnel. Ici la narration est transcrite à la deuxième personne « tu » : la fille de Mâ Mado et le narrateur-esprit avec qui cette dernière philosophe sur l’imminence de la mort. Et l’héroïne devient la destinataire de ses propres aventures. A cela, il faut ajouter la théâtralisation de certains segments textuels (l’interpellation obsédante de l’héroïne : « Mâ Mado ééé mamé ! Ecoute bien. Ecoute-moi ») qu’on pourrait classer dans la littérature orale. La brève histoire de ma mère, une autre façon d’écrire le roman.

1 Dikabana Mankessi, La brève histoire de ma mère, éd. Acoria, Paris, 2010.

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