
Samedi 15 décembre 2018 a été présenté au Ministère de la Culture et des Arts, Une peur morbide (1), un ensemble de textes hors du commun, un ouvrage sorti des sentiers battus pour lecteur habitué à découvrir en général des recueils de nouvelles se fondant sur plus d’une dizaine de textes. Plongée dans ce livre où l’auteur, par la multiplication des personnages et la mise en cause du suspense, casse la dynamique de la nouvelle traditionnelle. Se révèle dans ces textes un regard scriptural averti d’un écrivain à la recherche d’une nouvelle forme de l’écriture tout en ne s’échappant à sa mission de « moraliser » la société.
Une société de jeunes en déliquescence : le héros face à la mort
Les personnages de cet ouvrage sont presque jeunes et se confrontent aux réalités de leur société où parfois la mort serait une fatalité du destin, comme on le constate dans le texte éponyme. Le héros de ce récit, de surcroit africain, ne comprend pas l’attitude de l’Occidental qui minimise la mort quand il voyage par avion : « Je crois que nous ne sommes pas bien compris (…). J’ai simplement dit (…) que la mort ne vient pas du ciel. Chez nous, en Occident, c’est un principe avéré qu’un avion qui décolle doit forcément atterrir » (pp.19-20). Et le récit d’avancer avec le thème de la mort : nous le constatons à travers le personnage de M. Roblot qui conçoit la mort comme une omniprésence chez l’homme : des univers tels l’hôpital, l’eau, les airs sont synonymes d’une éventuelle mort. Il rappelle quelques péripéties tragiques comme l’accident du Titanic (p.21), l’épouvantable tragédie ferroviaire de Mvoungouti au Congo (p.21) ainsi que les tristes souvenirs de la catastrophe du DC 10 de la compagnie multinationale UTA (p.23). Mais la jeunesse apparait aussi dans certains paramètres sociaux et sociétaux dans « Cour commun » et « Une vanité » où la majorité des jeunes sont confrontés à certaines réalités de leur pays. « Cour commune » nous fait découvrir Petit-Mago, enfant de la rue, passionné du ballon rond, et qui serait un bon footballeur. Il échoue dans ses études avant d’être au service des politiques : il devient un enfant-soldat pendant la guerre qui embrase la capitale. Aussi, devient-il un voyou pendant cette guerre civile : « Le port de l’uniforme associé à celui de la kalach lui avait donné l’illusion qu’il pouvait tout (…). C’est ainsi qu’il devint pilleur et voleur à la fois… » (p.30). Ses relations sont désagréables avec ses collègues du camp militaire tel Ondongo. Et dans ce récit, se développe l’isotopie de la présence militaire : Petit-Mago est lieutenant après ses études dans « une école de formation d’officiers précédée d’un passage en école préparatoire » (p.33).
Ondongo est un ex-combattant recruté dans l’armée et nommé ensuite caporal-chef à titre exceptionnel : il a contribué à la chute de l’ancien régime. L’homme retrouvé mort dans un hôtel suite à des ébats sexuels est un officier de l’armée : « Richard-Dorian (…) s’était perdu dans les excitants (…). La pauvre dame qui s’était pourtant présentée au rendez-vous à l’heure convenue, n’avait fait que constater les dégâts : le cœur de l’officier avait subitement arrêté de battre alors même qu’il venait à peine de se mettre en tenue d’Adam » (p.42).
La présence militaire revient aussi dans « Une vanité » à travers la correspondance entre l’ancien et son bleu marqué par son échec au cours de sa formation à l’étranger : « (…) j’ai failli à ma mission. J’ai échoué sur la dernière marche à l’école du commissariat » (p.54). Se dégage dans leurs échanges épistolaires la problématique du destin de l’homme : « Notre vie n’a pas toujours été ce que nous aurions aimé qu’elle fut. Notre destin est quelquefois hors de portés de nos espérances » (p.64). La jeunesse apparait particulièrement dans le dernier texte avec d’autres paramètres sociaux et sociétaux.
Bual bua fua : une autre façon d’écrire la nouvelle
Ce récit se détache des trois autres par sa longueur un peu plus consistante. C’est l’histoire d’un personnage énigmatique qu’est Machiti. Plusieurs thématiques tournent au tour de ce dernier qui évolue dans une société dont les vices sont décriés par l’auteur. Et le refrain « Bual bua fua », (instance linguistique congolaise que l’auteur traduit (note p.71) par « Le pays est à terre ; le pays est livré au chaos. Tout est sens dessus sens dessous ») justifie ce pessimisme qui définit le récit. L’oncle Makaya-Makaya, adepte de la tradition, s’oppose à sa sœur Mbi-Fani qui a regagné son homme en ville, ne respectant pas les principes élémentaires du mariage traditionnel. Il sépare sa sœur de son homme et adopte son neveu. A travers le portrait des amis de Machiti, sont mis à nu certains vices de la société congolaise dénoncés par l’auteur. Georges s’inquiète du métissage dans nos sociétés : « Pas étonnant que certains enfants issus du métissage (…) soient plongés dans une quête infinie d’identité » (p.100). Avec Rodrigue, ce sont les gouvernants qui sont décriés pour leur mauvaise gestion de la cité puisque « les gens sont nommés ministres à vie et bénéficient d’une prime à la médiocrité » (P.102). Richard, de son côté, vit « dans un pays où les gens n’ont aucune culture de livre » (p.106). « Bual bua fua », un texte qui nous plonge dans certaines tristes réalités d’une société que les politiques tireraient par le bas.
Une peur morbide : une intertextualité avérée
Une spécificité dans ce recueil de nouvelles : l’intertextualité qui est agréablement développée dans le texte éponyme. On remarque dans son coulé narratif des titres de certains ouvrages sans pour autant en tâcher la littéralité de la diégèse. Cette technique de découvrir un livre dans un autre livre pousse le lecteur à être concomitamment en face de deux ou plusieurs récits : « Lacara dans Les Balançoires ne fantasmait-elle pas à la vue des aéronefs qu’elle apercevait au décollage comme à l’atterrissage, depuis la demeure familiale de Ouenzé ? Moussa Ndiaye n’avait-il pas dans Drôles d’histoires françafricaines ou la fesse de l’affaire, jubilé à l’idée de quitter Dakar… ? » (p.11). Et dans cette peur morbide que développe le héros tout au long du récit se découvrent aussi Ce foutoir est pourtant mon pays et Un voyage à New York (p.12) qui appellent un peu plus loin des textes tels Tremblement de terre au ministère des Affaires alimentaires (p.17) et Mvoungouti ou le rêve dans la tombe (p.21) qui spécifient le spectre de la mort. A propos de cette technique de l’intertextualité, l’auteur n’innoverait-il pas quelque part l’élaboration de la nouvelle ?
Avec Une peur morbide, et plus précisément avec le dernier texte, l’auteur sort des sentiers battus de la conception traditionnelle de la nouvelle à laquelle il donne un aspect romancé avec plusieurs thématiques et personnages. « Bual bua fua » se lit comme un roman court, le texte ne présente plus la concision diégétique et met en cause la chute brusque et le suspense que nous impose en général la nouvelle traditionnelle. Par son volume et la multiplication des personnages, ce texte se situe au confluent de la nouvelle et du roman dans l’ordre dogmatique. Cette nouvelle technique que développe Jessy E Loemba nous pousse à revisiter l’évolution de la création littéraire en nous replongeons dans ces interrogations de Maupassant au XIXe reprises avec justesse par Jacques Laurent un siècle après dans son Roman du roman (2) : « Existe-t-il des règles pour faire un roman ? Quelles sont ces fameuses règles ? D’où viennent-elles. Qui les a établies ? En vertu de quelle autorité et de quels raisonnements ? ».
Des spécificités apportées par Une peur morbide, on peut affirmer que la prose congolaise est en perpétuel mouvement, elle n’a plus la « couleur » des aînés tels Jean Malonga ou Tati Loutard et bien d’autres figures de l’époque. Une peur morbide, un ouvrage qu’il faut lire pour comprendre quelques métamorphoses apportées à la création littéraires par la nouvelle génération.
Noël Kodia-Ramata
(1) Jessy E Loemba, Une peur morbide, éd. LC, Paris, 2018
(2) Jacques Laurent, Roman du roman, éd. Gallimard, Paris, 1977