Ali Moussa Iye : l’inscription du Xeer Issa au patrimoine mondial est une reconnaissance méritée

PAGESAFRIK.COM – L’inscription du Xeer Issa sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’UNESCO satisfait pleinement le chercheur et écrivain djiboutien Ali Moussa Iye. Son livre, Le Verdict de l’Arbre : Le Xeer Issa, essai sur une démocratie africaine endogène (publié en 1990), est aujourd’hui célébré comme l’ouvrage ayant contribué à la reconnaissance du Xeer Issa comme patrimoine mondial par l’UNESCO.

Qu’est-ce que l’inscription du Xeer Issa sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité peut-elle apporter aux trois pays (Djibouti, Ethiopie et Somalie) qui l’ont soumis à l’UNESCO ?

Ali Moussa Iye : C’est d’abord, une reconnaissance internationale la fois des principes et valeurs universelles du Xeer Issa mais aussi des connaissances et de la sagesse des communautés qui l’ont produit. C’est un motif de fierté qui redonne confiance en leur héritage pour les communautés issa et au-delà pour le peuple Somali dont elles font partie.

Cette reconnaissance a déjà déclenché un incroyable et inattendu enthousiasme dans les trois pays. Il y a eu depuis plus d’un mois une série de manifestations culturelles et artistiques spontanées dans les différentes villes de la région pour se réapproprier ce héritage. Cette inscription a aussi donné lieu à des échanges intéressants sur les similitudes et différences des différents patrimoine de ces pays.

J’ai moi-même animé plusieurs débats sur la nécessité d’un dialogue interculturel et intercommunautaire pour contribuer à la compréhension mutuelle et au rapprochement. Ce qui illustre que le patrimoine peut aider à l’apaisement des tensions et à la paix.

Quelle sont les principales caractéristiques du Xeer Issa qui ont justifié son inscription sur la liste de l’UNESCO ? 

Le Xeer Issa est un véritable contrat socio-politique et je trouve très réducteur le terme de « droit coutumier » utilisé dans la présentation à l’UNESCO. C’est un système holistique qui comprends plusieurs composantes : un cadre ontologique et cosmogonique qui reflète la cosmovision ou la vision de l’univers et de la finalité de la création des Somali-issa une Constitution politique qui définit le type de gouvernance, de partage et d’exercice du pouvoir, un Code pénal qui règle les litiges et protège l’intégrité physique, les biens et l’honneur des individus et groupes et enfin une code de conduite éthique pour le vivre-ensemble.

C’est le produit d’une histoire trouble et d’une société pastorale organisée autour de la rationalisation des maigres ressources qui ont permis de penser un système de gouvernance, de solidarité et de relations sociales intéressant à plus d’un titre. Le Xeer Issa est un exemple de la créativité des sociétés africaines confrontées à des bouleversements sociopolitiques, démographiques et économiques.

Ce système distingue par la rigueur de sa structuration et par la codification précises de ses lois. Malgré son caractère oral, le Xeer issa a fait l’objet d’une rigoureuse élaboration qui le différencie des autres corpus de connaissances.   C’est un ensemble de principes, de normes et de lois qui forme un système au sein de la culture pastorale et possède son histoire, sa doctrine, sa littérature, ses spécialistes et même son “jargon”.

Justement dans quel contexte le Xeer est-il apparu ?

Le Xeer est le produit d’une histoire particulière, celle des peuples couchitiques de la Corne de l’Afrique. Selon les recoupements historiques que nous avons effectués, il fut élaboré vers la fin du 16ème siècle de l’ère chrétienne, un siècle charnière pour les peuples de la Corne de l’Afrique. Durant la seconde moitié de ce siècle, cette région a connu des profonds bouleversements et des calamités naturelles qui ont conduit à une reconfiguration sociale, politique et démographique.

C’est le siècle où les florissantes cités-Etats musulmanes autour de la Mer Rouge telles que Harar, Zeila, Berbera, Tadjourah, etc… tombèrent en décadence, sous la pression du royaume chrétien d’Abyssinie soutenu par les puissances occidentales, notamment portugaises et de l’expansion des grandes migrations du peuple Oromo.  Tout l’édifice politique et social élaboré depuis le 11ème siècle dans ces cités protégées par leurs remparts fut détruit.

Le processus de détribalisation et de construction d’une citoyenneté urbaine facilité par les échanges commerciaux et le brassage culturel dans ces cités multiethniques fut interrompu. Le climat d’insécurité a ravivé les atavismes ethniques et tribaux. La tribu, le clan sont (re)devenu des refuges sécurisants contre cette insécurité.

C’est à cette époque que la Corne de l’Afrique connut des mouvements migratoires importants qui changea considérablement la carte démographique et les rapports entre les différents groupes ethniques. Le Xeerissa  fut une réponse à cette période d’anarchie, de violence et d’nsécurité, un peu similaire à celle que vit aujourd’hui la Somalie après la guerre civile.  Une confédération de communautés s’est formée autour de la Loi, le Xeer pour fonder une société de droit leur offrant un nouveau cadre éthique, politique et social ainsi qu’une nouvelle défense, solidarité et cohésion sociale. Les Issas ont fondé une sorte de nation autour d’une série de lois constitutionnelles, juridiques et sociales.

Quelles sont les principes fondamentaux de ce système ?

Longtemps avant les constitutions occidentales qui sont encore imposées comme dse références universelles, les fondateurs du Xeer avaient réfléchi et répondu à leur manière aux questions fondamentales sur l’exercice du droit et du pouvoir dans la société humaine.  Des principes comme l’égalité, l’origine humaine de la loi, l’inviolabilité des règles, l’universalité des droits qui sont au centre des débats politiques actuels, ont été abordés par les fondateurs du Xeer.

Pour en faciliter la mémorisation et une transmission démocratique, les principes qui fondent la philosophie politique du Xeer ont été énoncés et conservés dans des métaphores et surtout dans les règles rythmiques très strictes de la poésie somalie.

Parmi ces principes on peut citer le principe de l’origine humaine de la loi ; le principe de l’égalité ; le principe de l’état de droit ; le principe de la primauté de la loi ; le principe de l’inviolabilité de la loi ; le principe de la libre expression ; le principe du communalisme ; le principe de contre-pouvoir ; le principe d’une justice de compensation et de réparation ; le principe du devoir de solidarité mutuelle.

Quels sont les enseignements que l’on pourrait tirer du Xeer Issa aujourd’hui ?

Au-delà de l’étonnante technicité du Xeer et de son intérêt anthropologique, l’étude de ce contrat socio-politique nous introduit à un autre type de droit, de gouvernance, de justice que j’appelerai plutôt de kritocratie, c’est-à-dire le gouvernement par les juges. Le Xeer nous introduit à une philosophie politique africaine qui pourrait inspirer la quête actuelle de modèles endogènes de gouvernance démocraitique.

En effet, dépassant les pesanteurs géopolitiques et socio-culturelles de leur époque, les fondateurs du Xeer ont pensé une théorie et une pratique de l’exercice du pouvoir dans la société humaine qui interrogent et relativisent certains paradigmes de la science politique moderne. Ils ont pensé un système politique où le pouvoir est sectionné et contrebalancé. Outre la conception d’un pouvoir qui doit d’être contrôlé, la philosophie du Xeer se caractérise encore par la primauté accordée au libre choix et à la libre adhésion au consensus socio-politique.

La composition paritaire des assemblées où tous les clans de la confédération sont représentés et la transparence de la prise de décision facilitent ce procédé. La loi de la majorité en vigueur dans les démocraties modernes est remplacée dans le Xeer par celle du consensus dans le processus de prise de décision. Les Issas préfèrent repousser une prise de décision jusqu’au « 12ème Arbre », c’est-à-dire épuiser les 12 possibilités de recours prévues par la loi, afin d’atteindre le plus grand consensus possible.

La notion de contrainte par la force est étrangère au Xeer qui n’a même pas prévu un organe de coercition pour l’exécution des lois. Les Issas ont institué une sorte de Nation sans Etat. Pour ses théoriciens, l’adhésion au contrat socio-politique doit résulter d’un acte volontaire, réfléchi et libre.

Une loi est d’autant mieux respectée que ceux auxquels elle s’applique, ont compris sa nécessité et son utilité pour eux-mêmes. Bien que le Xeer institue un système dans lequel les décisions sont prises par consensus après de longs débats publics impliquant la participation de tous les hommes de la société, il ne s’agit pas d’une « démocratie » au sens occidental du terme. Par exemple, il ignore l’idée de vote ou d’élection, qui permet à un individu de se présenter comme candidat à un poste et de prétendre être le meilleur.

Cette prétention est considérée, selon l’éthique du Xeer, comme une manifestation de vanité qui disqualifie la personne. Ce sont généralement les communautés qui choisissent et désignent la personne qu’elles estiment la mieux qualifiée pour défendre leurs positions et intérêts. Par exemple le Roi issa, l’Ougas, n’est désigné ni par hérédité, ni par élection. Il est choisi jeune, un peu comme le Dalai Lama tibétain, au sein d’un groupe clanique donné, selon des critère et  à la suite d’une longue et laborieuse sélection où les « sciences » telles que l’astrologie, la divination, la cabalistique et l’interprétation des songes sont sollicitées en vue d’identifier “l’élu” correspondant  à ces crières.  Pour rendre la fonction du roi encore moins attractive, le Xer prévoit, par exemple, le rituel du rapt du futur roi, pour l’arracher à sa famille et montrer qu’il va désormais servir toute la communauté.

L’existence de ce genre de patrimoines juridiques et politiques montre, si besoin est, que les sociétés africaines recèlent en leur sein des préceptes politico-philosophiques qui peuvent être exploités dans la recherche actuelle de systèmes endogènes de gouvernance démocratique. Ces enseignements pourraient inspirer tous ceux qui, après l’échec des prêt-à-penser importés, souhaitent construire un autre type de gouvernance adaptées à la réalité de leur société.

Les patrimoines comme le Xeer Issa, la Charte du Mandem ou le Gada System des Oromos nous invitent clairement à engager une véritable reconceptualisation de tous les paradigmes politiques importés que nous utilisons souvent machinalement comme des modèles universels. C’est dans cette optique que notre think tank « AFROSPECTIVES » vient de publier en décembre 2024 un nouvel ouvrage intitulé « Beyond Mimicry : The Potential of AfricanEndogenousGovernanceSystems » (Au-delà du mimitisme : Le potentiel des systèmes de gouvernance endogènes africains » dirigée par Ali Moussa Iye et Augustin Holl, Editions De Gruyter) La version électronique (EPUB et PDF) est accessible gratuitement sur le site de l’éditeur.

Propos recueillis par Adrien Thyg

PORTRAIT

Ali Moussa Iye est chercheur et écrivain djiboutien. Il a été journaliste, rédacteur en chef d’un journal hebdomadaire et Directeur de la Presse et de l’Audiovisuel à Djibouti avant de rejoindre l’UNESCO en 1996. Il a été Coordinateur du programme Culture de la Paix de l’UNESCO dans la Corne de l’Afrique, basé à Addis Abeba, de 1997 à 2000. Il a ensuite assuré le suivi de la Conférence mondiale de Durban contre le racisme (2001, Afrique du sud), de 2002 à 2004. Il a activement contribué à l’élaboration de la Stratégie de lutte contre le racisme et la discrimination raciale de l’UNESCO, adoptée en 2003. Enfin, de 2004 à 2019, Dr Moussa Iye a été à la tête du Département « Histoire et Mémoire pour le dialogue » et a dirigé trois programmes phares de l’UNESCO portant sur l’histoire, la mémoire et les héritages partagés : les Histoires générale et régionales, La Route de l’esclave et Les Routes de la soie. Il a notamment coordonné le développement des contenus pédagogiques sur la base de de l’Histoire générale de l’Afrique et la rédaction des trois derniers volumes de cette prestigieuse collection pour la mettre à jour et analyser les nouveaux défis de l’Afrique et de ses Diasporas. Il est le fondateur et actuel président du think tank AFROSPECTIVES : Une initiative pour l’Afrique globale.

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