Paru au cours des années 1950 aux Etats Unis avant de débarquer en Europe et de se répandre dans d’autres pays, le concept de “responsabilité sociétale des entreprises (RSE)” a connu ces dernières années une grande évolution au point de s’insérer dans les principes généraux de la gouvernance des entreprises.
Considéré comme un levier de croissance par certains et une contrainte pour d’autres, notamment parmi les PME, la RSE est désormais indissociable des stratégies des entreprises, ont soutenu les participants à la cinquième Conférence internationale sur la responsabilité sociale des organisations.
Placé sous le thème « Les innovations pro-sociales : de la finance responsable à l’entrepreneuriat social », ce colloque international s’est tenu du 27 au 28 juin dernier, à l’Institut supérieur de commerce et d’administration des entreprises (Groupe ISCAE-Casablanca).
Il a donné lieu à de nombreux échanges et à des anecdotes riches en enseignements entres les chercheurs venus des quatre coins du monde dont un grand nombre du Canada.
Il faut dire le choix du thème n’était pas fortuit et reste d’actualité, dans la mesure où le concept de la RSE commence à se diffuser au niveau des pratiques managériales des entreprises des pays émergents comme le Maroc.
En plus, « cette notion s’est imposée plus que jamais comme un instrument de régulation des pratiques des entreprises dans un contexte où l’Etat ou des pays sont de moins en moins souverains, leur marge de manœuvre devient de moins en moins importante. Le règlement émanant du marché à travers la pression des consommateurs puis des actionnaires obligent les entreprises à modifier de plus en plus leur comportement et à moderniser leurs pratiques », a souligné dans son mot d’introduction Tarik Malki, directeur du développement, des relations internationales, communication et recherche à l’ISCAE soulignant que cette rencontre fait suite à deux anciennes éditions organisées à Marrakech et Agadir.
A noter que cette conférence était organisée par l’Alliance internationale de centres de recherches interdisciplinaires (AICRI, Maroc), en partenariat avec le Centre for Leadership Excellence (Sobey, Business School, Université Ste-Mary’s, Canada), le Groupe ISCAE et la Chaire de responsabilité sociale et de développement durable (CRSDD) de l’Ecole des sciences de la gestion (UQAM) et l’Observatoire de la responsabilité sociétale des entreprises du Maroc (ORSEM).
Inaugurant la plénière sur « La question de la transition énergétique/écologique et les institutions financières », Malika Youssifine, directrice de RH, RSE et communication à Lafarge-Holcim, a d’emblée indiqué que « le rôle des grandes entreprises comme la nôtre n’est pas forcément de distribuer l’argent ni de faire de l’humanitaire, mais de participer à créer une économie verte et une économie circulaire autour des endroits où nous sommes installés ».
S’agissant de la perception de la RSE du point de vue du cimentier, elle a indiqué que ce concept englobait au sein de sa société un ensemble de trois éléments : la responsabilité environnementale, la responsabilité économique et la responsabilité la sociétale et sociétale avec une gouvernance éthique.
« La responsabilité économique, parce qu’on est d’abord une entreprise et qu’on doit gagner notre vie, être productif et rapporter de l’argent à nos actionnaires, mais à nos milliers de collaborateurs puis des gens qui travaillent avec nous », a-t-elle précisé.
Si la notion de RSE en tant que telle a pris de l’ampleur ces dernières années au Maroc, Malika Youssifine a affirmé qu’elle n’est pas récente à Lafarge-Holcim où l’on en parle depuis une dizaine d’années de « manière assez structurée », reconnaissant que ce concept nécessite de travailler main dans la main avec les communautés.
Poursuivant son exposé, elle a ajouté que la politique de la RSE s’organise au sein de l’entreprise autour de quatre axes. Le premier concerne l’éducation de proximité autour des villages et douars qui ne sont pas soutenus par le monde professionnel.
A ce titre, elle a relevé qu’« un des rôles importants de grandes sociétés, c’est de veiller à ce que tout le monde puisse aller à l’école et qu’il n’y ait pas d’abondan scolaire notamment chez les filles particulièrement concernées dans les compagnes ».
Le deuxième axe concerne le développement de l’employabilité dont le principe consiste, a-t-elle expliqué, à « aider les gens à trouver des moyens d’avoir des revenus réguliers qui leur permettent de vivre, d’aider leurs familles, d’envoyer leurs enfants à l’écoles ».
La santé et la sécurité ainsi que l’économie circulaire et la protection de l’environnement constituent respectivement le troisième et quatrième axes, a-t-elle relevé avant de conclure qu’une entreprise ne peut survivre si elle ne place pas la RSE au cœur de ses décisions stratégiques.
Pour sa part, Nabila Tbeur a affirmé que, comme toute industrie minière et extractive, la question de la RSE, du développement durable et la mise en considération des parties prenantes des populations locales, fait partie depuis des années du cœur de métier et de la stratégie du Groupe OCP où elle officie en tant que chargée de mission, CSR.
Mais pour cette responsable, la notion de RSE est « une approche qui doit être faite de façon sincère et répondre à des besoins locaux de façon pertinente et pas uniquement dans une logique de communication ou de règlementation ».
C’est ainsi que chaque fois que le groupe phosphatier se trouve dans une région où il y a absence totale ou défaillance de structures de base, il essaie de passer de la démarche de la distribution à celle beaucoup « plus constructive » des actions locales socialement responsables.
« Nous passons à des actions de création de valeur qui préservent la dignité des personnes et encouragent l’autonomie financière, au-delà de la notion de philanthropie ou de distribution ».
Citant quelques avancées réalisées, elle a indiqué que 30% de l’énergie consommée par l’OCP est généré par l’électricité propre, l’investissement dans tout ce qui est pipeline a permis d’économiser à peu près 1,3 million de m3 d’eau. En plus de la démarche de réhabilitation des terres minières.
Nabila Tbeur a poursuivi en indiquant qu’en 2018, l’OCP s’est inscrit dans le choix de l’économie circulaire avec des objectifs précis en matière d’environnement, de recyclage des déchets en symbiose avec l’écosystème. En outre, elle a indiqué que « nous sommes actuellement en train d’établir une feuille de route sur comment intégrer toute la gestion en faisant participer les entreprises locales et les jeunes entrepreneurs, entre autres ».
Mais pour l’intervenante, il est important de préciser que la RSE n’est pas une démarche standardisée mais qu’elle évolue. « C’est une démarche en gestation parce que nous sommes dans un contexte social de plus en plus exigeant; on a vu ce qui se passe dans les réseaux sociaux. Il faut donc absolument s’adapter et la faire évoluer», a-t-elle estimé. Avant d’ajouter que le groupe phosphatier traite certains sujets dont la RSE dans le cadre d’une dynamique d’« entreprise libérée ».
Cela veut dire, « qu’on est sorti de la dimension bureaucratique et d’identité avec trois personnes qui font de la RSE. Nous avons maintenant des groupes de 30 à 37 personnes au niveau des sites d’implantation qui appartiennent aux achats, production et environnement et qui ont tous réfléchi pour établir des feuilles de routes qui intègrent ces dimensions avec des objectifs efficaces dans le travail des personnes dans toutes les entités ».
Intervenant pour le compte de la BMCE Bank of Africa, la représentante du DG de la banque marocaine a indiqué dans son exposé que cela fait 23 ans que son établissement travaille sur le sujet RSE, soulignant que cela fait 20 ans que l’entreprise signe les grands engagements internationaux en matière de finance durable.
« La BMCE Bank of Africa est reconnue pour son engagement en faveur d’une finance durable », a-t-elle soutenu, avant de présenter les principaux engagements auxquels la banque a souscrit de « manière volontaire » et qui ont servi comme base pour la mise en place des produits élaborés en collaboration avec ses partenaires internationaux.
La nouveauté par rapport à 2018, c’est la mise en place d’une charte RSE du groupe qui repose sur six piliers : l’éthique des affaires et les intérêts des clients ; les financements durables et l’entrepreneuriat social ; l’employeur responsable ; la gouvernance et la gestion des risques ; l’environnement ainsi que l’intérêt des communautés et le dialogue avec les parties prenantes.
S’exprimant à son tour, Milder Villegas, DG de Filaction Québec, un fonds de développement destiné aux PME et coopératives de cette province du Canada, a d’emblée fait la distinction suivante: « Par opposition au fonds de capital-risque qui mise avant tout sur la maximisation des rendements financiers, en tant que fonds de développement, nous cherchons à maximiser surtout l’impact social ».
Après avoir retracé la genèse de ce fonds d’origine syndicale, qui privilégie les secteurs de l’économie sociale, du tourisme et de la culture, il a énuméré les différentes actions qu’il mène. Et de préciser qu’en termes d’objectifs, Filaction s’est «intéressée à ce que l’on appelle finance inclusive. On crée, on capitalise et on gère les fonds d’investissement pour les populations mal desservies».
Soulignons que la première des quatre tables rondes qui ont ponctué ce colloque avait pour thème : « La finance participative : Peut-elle jouer un rôle alternatif et résorber la problématique de financement des PME ?»
Animée par le Pr. Inass El Farissi (enseignant-chercheur à l’ISCAE), Nabil Adel, directeur du groupement de recherche en géopolitique et géoéconomie (ISCAE), le Pr. Selma Haj Khlifa (enseignant-chercheur de la chaire PME-TPE, ISCAE) et Ihassane Ben Halima, Dg de SGFG, cette table ronde a édifié l’assistance sur bien des points liés à la thématique et a donné lieu à un échange qui souligne l’importance du sujet parmi les intervenants qui n’ont pas tari d’arguments pour soutenir leurs points de vue.
Les trois autres tables rondes ont porté sur « Le programme universitaire et l’éducation à la responsabilité sociale », « La RSE, levier de croissance ou contrainte pour la PME marocaine?» et « Etat des lieux de la responsabilité sociétale des entreprises au Maroc et perspective de développement ».
A noter qu’une douzaine d’ateliers ont ponctué cette conférence dont certains se sont déroulés en anglais, une première à souligner pour les organisateurs qui visaient cette année aussi des chercheurs anglophones.
« Le colloque est assez intéressant en ce sens qu’il dresse l’état des lieux de la responsabilité sociale des organisations et brosse, en quelque sorte, un portait de ce qui a été fait ces dernières décennies et de ce qui reste à faire. C’est donc un diagnostic assez réaliste de la situation», a apprécié Jean-Pierre Gueyié, professeur associé au département de finance à l’ESG UQAM (Montréal).
L’idée de ce colloque était de « créer des synergies d’abord en termes de bonne pratique, comment connaître, appréhender, divulguer et mettre en place un certain nombre de bonnes pratiques émanant d’un pays développé et notamment, le Québec qui a une longue et intéressante expérience dans la responsabilité sociale et l’investissement socialement responsable », a confié Tarik Malki. Et si le concept a grandement évolué ces 50 dernières années, tout porte à croire qu’il reste encore beaucoup à faire en ce qui concerne le Maroc, en dépit des initiatives mises en place par la CGEM.
En effet, « force est de constater qu’il y a beaucoup à faire surtout au niveau des PME et cette campagne de boycott montre que les entreprises sont surprises par ce qui se passe parce qu’elles n’ont pas de codes ou de référentiels pour apporter des réponses. Elles sont un peu en panique. Donc, une gestion responsable et durable peut leur permettre de pérenniser leur existence », a-t-il estimé.
Signalons que cette cinquième conférence a été jumelée la veille, mardi 26, avec un atelier doctoral incluant un séminaire de rédaction de textes scientifiques et qu’une compétition étudiante de projets d’organisation de l’entrepreneuriat social devait clôturer le colloque.
Alain Bouithy
ILS ONT DIT:
Nada Biaz, Directrice générale du groupe ISCAE:
‘Participer à la dissémination de la connaissance’
« Depuis sa création en 1971, l’ISCAE a toujours été un lieu de débats et de discussions autour de thématiques d’actualité. Fidèle à sa mission, notre établissement participe ainsi à la dissémination de la connaissance, à travers les contributions intellectuelles de ses enseignants-chercheurs et doctorants d’une part; et d’autre part, par l’organisation d’événements scientifiques ouverts aux chercheurs d’ici et d’ailleurs ainsi qu’aux professionnels et décideurs.
La stratégie ISCAE 2020 s’est voulue orientée vers le renforcement de son positionnement qualitatif à travers un certain nombre de chantiers prioritaires tels que la digitalisation, l’ouverture à l’international et le développement de la recherche, ceci en prenant la vague des paradigmes actuels, en l’occurrence l’entrepreneuriat et la RSE des organisations. »
Tarik Malki, Directeur du développement, des relations internationales, communication et recherche à l’ISCAE :
‘un instrument de régulation du comportement des entreprises par excellence’
« La RSE a nécessité un changement de pratique puisque nous sommes passés progressivement d’une approche libérale, qui est basée sur la maximalisation du profit, de la valeur actionnariale comme seule et unique responsabilité des entreprises, à ce qu’on appelle la valeur partenariale où il est question de partage de la création de valeur au niveau des parties prenantes et, c’est là où le concept de parties prenantes a émergé à la lumière d’un certain nombre de scandales financiers, écologiques et sociaux, etc.
Jean Pierre Gueyié, Professeur associé au département finance de l’ESG UQAM (Montréal) :
‘A l’instar du canada, les entreprises seront de plus en plus interpellées au Maroc’
« Les débats sont intéressants et permettent d’envisager l’avenir avec un peu plus d’espoir vu que nous avons pu constater que la responsabilité sociale est au centre des préoccupations des entreprises. Et de plus en plus dans les institutions qui opèrent que ce soit dans le secteur minier, des services ou dans l’industrie. Donc, c’est une préoccupation qui est davantage intériorisée par les gestionnaires. Au Canada, la responsabilité sociale existe depuis plusieurs années et elle est assez proactive puisque les acteurs sociaux sont très regardants sur ce que font les entreprises et les médias. L’environnement de l’entreprise est assez dynamique pour l’interpeller sur ses faits et gestes.
Bouchra M’zali, Professeur de stratégie à l’Université du Québec à Montréal :
‘Il vaut mieux prendre le virage avec célérité’
« Bien qu’elle fasse peur à certaines entreprises, la RSE reste un levier de croissance. Les entreprises réticentes doivent mettre en balance deux choses.
Si l’on a un client qui représente 20% de notre chiffre d’affaires, par exemple, et qu’on voit la RSE comme un poids, ce qui n’est pas mon cas, la seconde probabilité est que le client commence à exiger un comportement responsable, des certifications, des labellisations ou autres. En ce moment-là, il n’y aura pas de choix pour l’entreprise.
C’est dire qu’il vaut mieux prendre le virage avant et il faut voir aussi qu’à travers le temps et à défaut de lois et de règlements, c’est une pression sociale qui va amener les entreprises à changer. Et d’avoir été visionnaire et de l’avoir anticipé, permet de passer sereinement cette période de turbulence ».