À Monsieur le Ministre de l’Intérieur
Vous avez tenu un discours en ce début d’année qui semble avoir traversé les frontières et acquis l’assentiment d’une grande partie de nos compatriotes. Intervention au cours de laquelle vous avez suggéré (menacé ?) d’introduire des contrôles au-delà de 21 heures avec pour mission, d’appréhender tout individu non-détenteur d’une pièce d’identité qui s’aventurerait hors de chez lui. Ceci pour lutter contre la recrudescence des cas d’incivisme, et prévenir les délits commis par les tristement célèbres bébés noirs encore appelés Kulunas. Il faut croire que vos intentions sont nobles. Sans doute devrait-on applaudir. Heureusement pour vous, votre message est parvenu aux oreilles d’un esprit éclairé.
Voici ce qu’il vous répond.
En prélude à l’instauration d’une loi, d’une règle susceptible de modifier les habitudes, il serait de bon aloi de consulter le peuple et de toujours y associer des mesures d’accompagnement, des alternatives pour s’assurer du consentement d’une majorité. En passant outre ces préalables, la loi risque de susciter la controverse, voire s’exposer à un rejet massif. Et vous, en tant que principal instigateur, passerez pour un amateur au mieux ou pour un tyran au pire. J’ose croire que vous n’êtes ni l’un ni l’autre. L’épisode du COVID-19 avec son lot de privations progressivement bafouées par une population exsangue ne vous a-t-il donc rien enseigné ? Bien entendu, nous gardons en tête qu’une loi aussi juste soit elle, ne fera presque jamais l’unanimité. Mais la raison se doit de primer.
Si vous résidez en République du Congo comme c’est le cas pour près de 90 % de Congolais, vous êtes donc sans ignorer le calvaire qui est celui de nos compatriotes qui s’engagent dans le processus d’obtention d’une pièce d’identité ou d’un document administratif. Entre lourdeurs administratives, pannes récurrentes des machines, absences d’agents de l’État, absence de réseau informatisé, ruptures de stock, coupures de courant, commissions occultes, nul ne sait où donner de la tête. Nous avons tous en mémoire la révolte de nos jeunes frères bacheliers qui ont dû camper des jours durant devant la préfecture pour se voir délivrer un passeport.
Je vous invite à faire une descente au tribunal de grande instance de Brazzaville. Vous vous rendrez vite compte de la mafia et du désordre qui entourent la délivrance du casier judiciaire et du certificat de nationalité. Des individus se disant démarcheurs, opérant sans mandat étatique pour le bénéfice d’on ne sait qui, s’amusent à convoyer des documents sensibles moyennant paiement au vu et au su des maitres de la loi. J’ai été témoin d’une scène ubuesque dans laquelle des sujets étrangers se sont vus délivrer lesdits documents sur présentation de documents justificatifs à l’origine douteuse. Ce genre de pratique est à proscrire dans un état sérieux, géré par des gens sérieux.
Cette supposée injonction si elle est maintenue ouvrira la voie à plusieurs abus, notamment des forces de l’ordre qui se verront pousser des ailes et excéder de zèle en outrepassant leur mandat. Mettez-vous à la place de ces honnêtes citoyens qui souhaiteraient effectuer une promenade nocturne à la corniche. Songez à ces restaurateurs, ces gérants d’établissements hôteliers, de bars, de discothèques, ces femmes de joies qui réalisent le plus gros de leur chiffre d’affaires la nuit. Il ne s’agit pas ici de faire l’apologie de la débauche, mais de mettre en lumière un fait. N’oubliez pas ces commerçants qui doivent quitter leur domicile tard la nuit ou très tôt le matin pour quérir de la marchandise fraîche. Ayez de la pitié pour ce compatriote pris d’une migraine à minuit et qui ne pourra se procurer une thérapie dans une pharmacie de nuit située à quelques mètres de chez lui, car ne disposant pas d’une pièce d’identité. Pensez à toutes ces autres urgences familiales, médicales qui pourraient ne pas être réglées ou dont le dénouement serait retardé du fait de cette loi mortifère. Vous conviendrez avec moi que, de même que tous les Allemands ne sont pas nazis, de même que tous les arabo-musulmans ne sont pas d’obédience ‘‘Al-qaidienne’’ tous les noctambules et ‘‘Ma tamboula mpipa’’ du Congo ne sont pas Kulunas. Ne faites pas ce malheureux amalgame. Nous avons déjà la désagréable impression de ne pas choisir librement nos dirigeants. Alors de grâce, ayez la décence de nous laisser vaquer librement à nos occupations lorsque celles-ci ne vont pas à l’encontre des règles élémentaires de bienséance.
Il est particulièrement aisé et dangereux de porter un jugement sur une situation lorsque l’on ne dispose pas de la totalité des faits. Pour cela, il nous faut remonter l’histoire afin de produire une opinion objective. Je souhaiterais rappeler aux amnésiques et à tous ceux qui font semblant de l’être, que la déperdition de la jeunesse congolaise prend son origine dans les années 2000 au lendemain du coup d’État de 1997 et de la longue période d’instabilité qui a succédé. Le phénomène des bébés noirs qui a pris son apogée autour des années 2010 n’est qu’une des nombreuses manifestations du mal-être et du manque de perspectives qui sont le quotidien de nos jeunes compatriotes. Certains parmi nous ont naïvement pensé qu’après l’opération ‘‘Mbata ya bakolo’’ tout rentrerait dans l’ordre. Que nenni. Nous avons assassiné la famille qui demeure l’unité fondamentale d’une nation, la base de toute société. Nous avons asphyxié l’éducation nationale, enterré notre culture pour embrasser celle ‘‘plus moderne, plus sexy’’ des autres et échangé nos aires de loisirs sains contre des lieux de culte et de beuverie.
Une fois de plus je vous convie à l’université, au lycée, au collège et à l’école primaire où vous constaterez la vétusté des programmes scolaires, leur manque de diversité, de pertinence, ainsi que leur inadéquation avec le marché du travail et les défis qui sont les nôtres. Obtenir un diplôme universitaire en République du Congo reste un véritable parcours du combattant, tant le chemin est tortueux et jalonné de grèves, d’absences répétées d’enseignants, d’atteintes à l’intégrité des portemonnaies (d’où les fameux NET= notes économiquement transmissibles), et d’atteintes à l’intégrité sexuelle d’étudiantes (et autres NST= notes sexuellement transmissibles). Elle est bien loin l’époque où les autres venaient se former chez nous.
Parcourez les villes où vous dénombrerez ces familles recomposées ou pas. Vous rencontrerez ces hommes et femmes en perpétuel rut qui sans conscience multiplient les conquêtes et le temps d’une brève histoire d’amour ou de sexe, produisent des rejetons sans compter et sans véritable objectif, en omettent allègrement de s’en occuper une fois la rupture consommée. Ces petits malheureux sont très souvent abandonnés aux amis, oncles, tantes et grands-parents avec tous les risques que cela peut comporter pour leur éducation et leur épanouissement. Je voudrais ici écarter le cas particulier de la polygamie, qui demeure une composante non négligeable dans la société africaine, lorsque celle-ci est saine, légale, assumée et respectée.
Invitez-vous dans ces lieux de culte qui ont pignon sur rue au Congo. Vous ferez la connaissance de ces ‘‘hommes d’Église’’ qui parlent au ‘‘nom de dieu’’ et exploitent la misère, le désarroi et la souffrance des populations pour en faire leur fonds de commerce. Sont principalement ciblées dans ces assemblées, les femmes, à qui ces derniers font miroiter bonheur et succès et qui à terme se résignent à tomber le caleçon se retrouvant au passage mères célibataires sans emploi ou femmes de l’ombre. Énièmes épouses illégitimes de vieux gourous libidineux. Mères d’enfants sans nom, car ne pouvant prétendre au patronyme de leurs géniteurs encore moins à leur part d’héritage. Cela crée le terreau des frustrations et des drames familiaux. Il y a des injustices qui meurtrissent l’esprit d’un innocent enfant et façonnent son caractère à vie.
Visitez les sites de villégiature, de veillées mortuaires, d’anniversaires et de mariages où le tintamarre, l’obscénité, la légèreté, l’oisiveté et l’ébriété sont encouragés. Vous serez émerveillé ou consterné de constater la magie opérée par les chaines de télévision, les producteurs d’alcool et de tabac, les musiciens, les réseaux sociaux et les designers pour dévêtir et abrutir la jeunesse congolaise. Il s’agit du feuilleton d’un assassinat progressif et organisé de nos jeunes qui se joue devant nos yeux en toute impunité. Si l’on s’y met tous, le déclin peut être évité, la fin peut être modifiée.
Au regard de tout ceci, il parait simple de blâmer les petits Kulunas qui ne sont que la résultante d’un amoncellement de politiques mal conduites et d’égarement des différents gouvernements. Il ne fait aucun doute que ces malfrats causent du tort aux Congolais. Mais si vous regardez plus haut, du côté des institutions de notre pays, vous n’aurez aucun mal à identifier ces plus grands KULUNAS qui font beaucoup plus de mal au Congo. J’ai cité ces malins fonctionnaires qui ont inventé le ‘‘travail par télépathie’’ pour reprendre l’expression d’un humoriste congolais. Ces derniers sont payés 12 mois pour un service piètrement rendu pendant 2 ou 3 mois. Le reste du temps, ils sont aux abonnés absents coulant la belle vie à l’étranger pour raisons fallacieuses. Très souvent en France avec la bénédiction de leurs supérieurs hiérarchiques. Monsieur le Ministre, si jamais vous décidez de construire de nouvelles prisons (car le Congo connait depuis quelques années un problème de surpopulation carcérale) prenez le soin d’y réserver des ailes pour pensionnaires VIP. J’ai de bonnes raisons de croire que dans un futur proche nombre de ces fraudeurs y séjourneront. Pour le meilleur et pour le pire. Le vent va tourner, et malheur à ceux qui se retrouveront du mauvais côté de la loi.
Il arrive un moment où le silence devient inacceptable. Il ne suffit pas de dénoncer les dérives. Il faut les prévenir en apportant des solutions concrètes sans verser dans l’émotion et la complaisance.
Voici donc ce que je propose
1. L’instauration d’une loi stricte et sévère protégeant les enfants congolais et contraignant tout parent, quel qu’il soit, où qu’il soit, à prendre en charge sa progéniture jusqu’à sa majorité ou au-delà si les circonstances l’indiquent. L’obligation de réaliser un test d’ADN en cas de conflit ou de doute sur la paternité.
2. La mise en place de structures d’accueil et de conseil pour accompagner les familles et les enfants en situation précaire. De même que l’élaboration de plans sociaux et éducatifs pour favoriser l’insertion et la réinsertion socioprofessionnelle.
3. La modernisation du système éducatif congolais afin de lui redonner la place qui jadis fut sienne sans oublier la valorisation d’écoles de métiers.
4. La sensibilisation des populations au bien-fondé d’un enrôlement aux fichiers administratifs. Le raccordement à internet des institutions étatiques et la création d’un intranet sécurisé. La décentralisation de certains services à savoir l’immigration afin de permettre la délivrance de passeports, pièces d’identité et autres documents administratifs ailleurs que dans la capitale. La mise en place de la gratuité dans le processus, qui se verra accéléré, de délivrance de la carte nationale d’identité pour l’année 2023 sur toute l’étendue du territoire national.
5. La création d’espaces ludiques, d’espaces de loisirs, d’espaces culturels et d’espaces d’expression pour mettre en avant la diversité linguistique et ethnique du Congo, favoriser l’éclosion de talents congolais, la vulgarisation des valeurs, des coutumes et du savoir-faire local. Notre pays à récemment organisé un concours de danse Mopacho, qui a manifestement rassemblé la jeunesse autour d’une cause commune. Savoir chanter et danser c’est bien, savoir courir, sauter et jouer au ballon c’est bien. Mais savoir lire et écrire c’est mieux. Pouvoir étudier dans de bonnes conditions l’est encore plus. Alors, à quand un concours de littérature, à quand un concours de science ?
6. L’obligation de l’État à fournir un éclairage constant et ininterrompu dans les principales artères de toutes les villes du pays avec une installation de caméras de surveillance aux points jugés sensibles.
7. La lutte contre les nuisances sonores en milieu urbain et l’imposition au-delà de 20 heures d’un seuil minimum de décibels aux bars, restaurants, organisateurs d’évènements, etc.
8. L’interdiction de vente d’alcool aux moins de 18 ans. L’interdiction d’accès aux moins de 18 ans à certains lieux de loisir au-delà de 20 heures, sauf en présence d’un parent ou tuteur.
9. La régulation sans porter atteinte aux libertés individuelles, (bien que difficile je le concède) des réseaux sociaux et programmes de télévision pour lutter contre la dépravation des mœurs.
10. L’instauration d’un ordre national des enseignants et un ordre national du corps ecclésiastique comme il en existe déjà pour les médecins en République du Congo. Ces organes autonomes (chapeautés par l’état) auront pour mission de réguler la pratique ainsi que l’enseignement classique et religieux (toutes confessions confondues) sur le territoire national. De définir les standards pour chaque corps de métier, valider les cursus et les formations et mener des enquêtes de moralité préalable à l’octroi du droit de pratique à leurs membres. Elles devront en outre veiller au maintien de la cohésion sociale.
Bien entendu, la liste des propositions ne saurait être exhaustive et pourrait faire l’objet d’amendements. L’idée de cette missive étant personnelle j’ai estimé utile de la soumettre à un plus grand nombre pour avis. Je laisse le choix à chacun de nos compatriotes d’apporter sa pierre à l’édifice. Je suis ouvert au débat d’idées tant qu’il est inclusif, constructif, instructif, objectif et dépourvu d’invectives.
En espérant que ces mots trouveront une oreille sage et attentive, je vous souhaite, Monsieur le Ministre de l’Intérieur, une excellente année 2023.
Dr. Térence ETSAKA