Ces handicapés marocains, jusqu’à quand ?
TRIBUNE. Je viens d’un pays européen, où j’ai exercé pendant plusieurs années avant de m’installer au Maroc depuis déjà plus de 18 ans. J’ai alors vu de l’autre côté de la Méditerranée la façon dont le citoyen handicapé, moteur ou mental, est pris en charge dans des structures spécialisées et par des équipes pluridisciplinaires (psychiatre, psychologue, éducateur, psychomotricien, orthophoniste, infirmier spécialisé et assistance sociale). J’ai vu aussi la manière dont les parents d’enfants handicapés sont soutenus psychologiquement et considérés comme partenaires pour le bien des enfants handicapés, sans oublier l’allocation financière et toutes les aides sociales dont bénéficie l’handicapé. En m’installant au Maroc, j’ai vu des drames familiaux, des parents livrés à eux-mêmes, gérer comme ils peuvent l’handicap moteur ou mental de leur enfant. Évidemment, ils ne bénéficient ni de couvertures médicales, ni d’allocation financière ni de quoique ce soit. Souvent ce sont des familles très modestes et la prise en charge est très couteuse. Lorsqu’un enfant est touché d’un handicap moteur ou psychique, toute la dynamique familiale est bouleversée, un vrai séisme qui fracture la stabilité familiale. Les parents culpabilisent et croient que c’est de leur faute, ils couvent l’enfant atteint en délaissant les autres enfants. Ces derniers sont affectés par l’handicap de la sœur ou du frère, ils ressentent de la honte, et essaient de nier son handicap, mais culpabilisent en même temps de ressentir ce sentiment de honte. Dans notre culture, les parents considèrent qu’ils sont éprouvés par Dieu voir même punis et ils se demandent ce qu’ils ont pu faire de mal pour mériter cette souffrance. Cette réflexion elle-même induit le sentiment de la culpabilité. Dans ce désarroi familial, les parents se disputent et chacun accuse l’autre d’être à l’origine de ce drame. Les parents sont totalement perdus, entre gérer l’enfant handicapé et s’occuper des autres enfants. Souvent l’enfant touché nécessite beaucoup de temps et de patience et les autres enfants se sentent lésés alors qu’ils n’y sont pour rien dans cette situation. Les parents qui viennent me consulter demandant de l’aide et des solutions sont toujours déçus, d’une part car la médication et le soutien psychologique sont onéreux, et d’autre part car la prise en charge nécessite des structures spécialisées polydisciplinaires. Il est effectivement impossible pour des parents de consulter pour leur enfant dans la même semaine, un psychiatre, une psychologue, un psychomotricien et un orthophoniste. De même, il est impossible pour les parents d’honorer le psychiatre pour une thérapie familiale (parents, enfant handicapé et la fratrie) dont ils ont nécessairement tous besoin. Mon cœur se déchire en voyant ces parents convulser dans un océan de difficultés sans aucune aide médico-sociale. Jusqu’à quand allons-nous continuer d’oublier ces familles et les laisser perdues dans le malheur et la souffrance ? Jusqu’à quand allons-nous garder le visage tourné inhumainement en prétendant que tout va bien ? Jusqu’à quand allons-nous ignorer que ces citoyens handicapés sont confiés par Dieu et mis entre les mains des tuteurs de la société censés les protéger et prendre soins d’eux ? Jusqu’à quand allons-nous attendre pour construire dans chaque ville des centres spécialisés pour prendre en charge ces handicapés et soulager leurs familles ? Jusqu’à quand l’handicapé va-t-il rester sans allocation financière ? Jusqu’à quand allons-nous rester muets concernant leur avenir ? Leurs parents vont décéder un jour, et qui s’occupera alors d’eux ? Dieu ? Irrémédiablement, ils mourront jeunes par négligence, par maladie et par ignorance de leur existence. Dieu merci, nous sommes dans un pays musulman et tout va très bien ! Docteur Jaouad MABROUKI Expert en psychanalyse de la société marocaine et arabe