TRIBUNE. En avril 1955, la conférence de Bandung organisée en Indonésie et qui réunit les représentants de vingt-neuf pays d’Afrique et d’Asie, va précipiter la fin de l’ère coloniale et imposer la notion de « tiers-monde » qui autorise à toute une partie de l’humanité de n’appartenir ni au camp soviétique ni au bloc occidental piloté par les américains et de vouloir désormais avoir voix au chapitre.
Cet esprit de Bandung va faire évoluer les idées de neutralisme et de non-alignement. L’idée d’une troisième voie indépendante fait son chemin. Un an plus tard, à Brioni, en Yougoslavie, se tiendra entre Nasser ( Égypte), Nehru ( Inde) et le maréchal Tito ( Yougoslavie) la première conférence qui sera le prélude à la création, en 1961, du mouvement des non-alignés.
Exprimant dans un communiqué final, leur inquiétude devant l’état de tension permanente du monde bipolaire, les participants revendiquent le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et condamnent le colonialisme et l’apartheid. Ils proclament l’égale souveraineté des peuples et des nations, le respect des droits humains et de la Charte des Nations unies.
Dans ce tourbillon des idéaux d’indépendance, beaucoup d’analystes ont commis l’erreur de coller à la peau de l’Inde le statut d’un pays non-aligné. En réalité, l’Inde ne s’inscrit point sur la posture politique condensée dans la formule “ni-ni”, c’est-à-dire ni derrière l’Ouest ni derrière la Russie. La particularité de la diplomatie indienne, ce n’est pas “ni-ni” mais plutôt “et-et”.
Ce qui revient à dire que l’Inde n’obéissant qu’à sa propre identité culturelle et politique détient le pouvoir de décider souverainement d’être à la fois l’alliée de la Russie en même temps qu’elle s’est significativement rapprochée des États-Unis qu’elle considère comme un ami. Elle est membre à part entière de BRICS mais reste en partenariat étroit avec le G20 et les pays membres de l’OTAN. Elle surfe avec les uns et les autres en vertu de sa doctrine diplomatique et au gré de ses intérêts vitaux.
Et pour revenir sur le déroulement de la guerre de la Russie contre l’Ukraine qui a séparé le monde en deux camps, l’Inde a réussi à ne point se ranger dans un camp contre un autre. En jouant sur ce registre “et-et”, Narenda Modi, l’actuel Premier ministre de l’Inde, a réussi à convaincre Sergueï Lavrov qu’il fallait impérativement à New-Delhi faire un geste en direction des États-Unis.
Cette politique de souverainiste et d’équilibriste lui a conféré une position de force en terme de puissance qu’elle n’avait pas avant le début du conflit.
Ce nouveau positionnement de l’Inde n’est pas nouveau. Il puise ses racines dans la matrice de son traité classique indien dit L’ARTHASHASTRA qui se veut un traité de gouvernance de l’Inde antique datant du 4 e siècle av. J.-C et qui décrit le comportement du roi dans le concert des nations. C’est un écrit essentiellement pragmatique, faisant fi, à l’instar de la position de Nicolas Machiavel, de toute considération morale et décrivant la manière de gérer un royaume, tant dans les affaires intérieures que dans la diplomatie vis-à-vis des voisins, alliés ou ennemis.
Il préconise une attitude très active et souvent guerrière par laquelle la croissance du pays est synonyme de conquêtes. Si ces dernières sont hasardeuses, l’asthashastra propose les voies de la duplicité pour parvenir à ses fins. La stabilité ne semble donc par essence que provisoire.
Dans le contexte géopolitique actuel, cette stratégie de “double jeu” actualisée par le gouvernement indien dans son partenariat avec les deux camps belligérants lui permet de tirer d’énormes dividendes économiques et politiques. L’OTAN, en grande deficit énergétique, tient à sauver sa face en refusant d’acheter directement le pétrole et le gaz à la Fédération de la Russie. L’Inde étant l’ami et de la Russie et des États-Unis devient ce pont nécessaire et incontournable entre les grands ennemis qui se regardent en chiens de faïence alors qu’ils ont besoin l’un de l’autre.
Il importe donc de ne pas prendre ce double jeu au sens péjoratif mais dans sa teneur stratégique résumée dans cette formule : “J’ai des amis qui eux sont des ennemis”. C’est tout le contraire de la formule binaire et manichéenne couramment pratiquée à l’Ouest et qui veut que les amis de mes ennemis soient automatiquement mes ennemis et soient diabolisés.
Dans la philosophie politique de l’Inde tout comme dans sa doctrine militaire, c’est tout le contraire. L’on peut bien avoir pour amis deux ennemis qui se haïssent à mort et en sont déjà venus aux armes. Face à ces deux antagonistes, la diplomatie indienne choisit souvent d’adopter une posture dite amicale, diplomatiquement amicale, cela s’entend.
La RD CONGO qui s’est vite empressée à entériner les sanctions contre la Russie a tout intérêt à regarder de très près vers la diplomatie indienne qui ne brûle pas son temps et ses énergies à défendre les positions des tierces parties et souvent sans en tirer aucun bénéfice politique et économique. Les relations entre les États étant construites uniquement sur les intérêts des uns et des autres, le Congo-Kinshasa doit adopter cette noble posture “et-et” avec le seul objectif de rester lui-même, fidèle à sa doctrine diplomatique propre consistant à défendre les intérêts géostratégiques et géo économiques de son peuple. L’Arthashastra appliqué dans ce sens peut venir au chevet de la diplomatie très malade du grand Congo et contribuer à replacer ce dernier en position de force.
Par Germain Nzinga