Jean Martin TCHAPTCHET, conseiller en coopération international et ancien fonctionnaire du Bureau international du travail, est un écrivain Camerounais, donc Africain.
«Quand les jeunes Africains créaient l’histoire » est le titre de son nouveau livre paru aux éditions L’Harmattan (mars 2006, 359 pages).
L’Ancien responsable de la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France, de l’Union nationale des étudiants du Kamerun et de l’Union des populations du Cameroun y évoque avec une mémoire étonnante, «l’histoire de jeunes leaders et militants africains qui, en pleine Guerre froide, se battaient pour une autre Afrique: laborieuse, digne, autodépendante et souveraine ». Entretien.
Pagesafrik/Etudiantcongolais: « Quand les jeunes africains créaient l’histoire ». C’est l’intitulé du deuxième tome de votre autobiographie. Ce titre semble avoir une charge émotionnelle de réminiscence mélancolique, pour une tradition peut-être rompue ?
JMT : Dans ce deuxième tome de mon autobiographie, le récit de ma vie couvre l’époque de ma jeunesse passée en France en tant qu’étudiant, militant anticolonialiste africain et nationaliste camerounais. Et comme vous savez, l’écriture autobiographique puise essentiellement dans les souvenirs personnels de l’auteur. Réanimer des souvenirs est un exercice douloureux, parfois très douloureux.
En revivant mon passé, je regrette les événements qui, en leur temps, furent des moments de joyeuse et heureuse jeunesse, et je souffre de ceux qui firent mal. En revoyant les acteurs de l’époque, ma douleur est profonde en tant qu’orphelin de tous ceux que j’aimais et qui ne sont plus de ce monde. Je me trouve en situation de survivant de compagnons qui, jadis, partagèrent avec moi des moments inoubliables. Des amis – filles et garçons – aussi bien de France que de divers pays d’Afrique.
En relatant ceux des souvenirs qui se rapportent à notre lutte anticolonialiste, j’accomplis un devoir de mémoire qui apporte ma part de vérité sur une époque héroïque de l’histoire des peuples des colonies françaises, de la contribution des étudiants africains à cette lutte.
A qui ce livre s’adresse-t-il ?
Comme je viens de le dire, mon récit apporte ma contribution à la connaissance de l’histoire de la lutte des peuples africains en général et des étudiants africains de France en particulier qui aboutit à l’avènement des indépendances de 1960. Le cas particulier du Cameroun est privilégié en raison des spécificités et de la force du mouvement de libération de ce pays dans les années cinquante.
Ce faisant, mon livre s’adresse aux historiens qui recherchent davantage de sources sur l’histoire de cette époque qui, pour des raisons politiques, a été tronquée et falsifiée en éliminant les rôles glorieux que jouèrent les dirigeants et les étudiants nationalistes.
Mon livre donne aussi suite aux interrogations de mes enfants et d’autres garçons et filles de la même génération qui, bloqués dans l’impasse de leurs histoires personnelles, cherchent à s’en sortir en fouillant dans le passé de leurs parents. Un passé que ces derniers ne racontent pas, et que les historiens n’ont pas encore écrit.
Vous avez déjà publié un premier volume. Pourquoi un deuxième ? Est-ce parce que vous avez le pressentiment de ne pas avoir tout dit ?
Le premier tome de mon autobiographie, intitulé « La Marseillaise de mon enfance », raconte mon enfance et mon adolescence, deux périodes de l’existence au cours desquelles, tout être humain subit les influences majeures qui moulent profondément ses façons d’être, de penser, d’aimer et de décider ; de choisir, d’agir et de vivre.
Les situations que j’y décris ou les événements que je relate, ne visent nullement à raconter dans le détail et avec une exactitude absolue, ce que fut ma vie en ces temps-là. Ils sont plutôt des repères pour aider à comprendre quelques aspects de l’environnement familial, éducatif, culturel et social de l’enfant et de l’adolescent que je fus à cette époque première de ma vie dans la société coloniale.
J’ai pris l’école et le collège comme les deux centres autour desquels, sur lesquels, à travers lesquels, les forces coloniales dominantes, celles traditionnelles encore en résistance et la famille déjà en mutation, se confrontaient et s’affrontaient sans violence, et dont les autres écoliers, les autres collégiens et moi-même, faisions partie des enjeux.
Dans ces établissements, les petits Africains de la colonie étaient pris en petits nombres pour être formés dans un système d’éducation et d’instruction dont les normes et les valeurs différaient de celles de leurs parents. Le colonisateur présentait le passage à travers ce système comme un privilège réservé à une minorité ; les bons résultats scolaires de cette minorité comme des exemples et des modèles à suivre ; et les succès finals comme les clefs d’entrée dans la fonction publique, le club fermé de l’élite coloniale.
On sent, à la lecture des premiers paragraphes, une sorte de complicité entre les étudiants noirs de l’époque coloniale, d’où qu’ils vinssent…
Dés le début de mon séjour à Clermont-Ferrand, – cette ville où je fis mes études universitaires-, dans cette ville, je suis confronté comme mes autres camarades africains à divers problème de gestion de mes relations avec les indigènes. Ceux-ci sont à la fois semblables et différents des autres Français de la colonie. Je relate dans mon livre les problèmes d’adaptation que je découvre dans les divers milieux que je fréquente, les différences culturelles qui s’affirment et les tensions sans gravité qui émergent ici et là. En raison de la crise générale du colonialisme causée par le soulèvement des peuples coloniaux aussi bien en Asie qu’en Afrique, et marquée tout particulièrement par la guerre d’Indochine, la guerre d’Algérie et les événements de mai 1955 au Cameroun, les étudiants Africains sont directement interpellés et obligés de prendre position. Cette interpellation est compliquée par les enjeux de la Guerre froide qui oppose le camp occidental capitaliste et le camp soviétique communiste.
En présentant mon processus de prise de conscience civique et politique et mon parcours politique au sein de la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France (FEANF) et du mouvement nationaliste camerounais, j’identifie les raisons de cette complicité dont vous parlez. Elle s’est forgée dans notre effort commun en vue de défendre notre dignité et notre identité face aux manifestations racistes et notre choix de nous joindre à ceux des leaders politiques qui menaient la lutte pour le droit des peuples africains à gérer leurs affaires.
S’agissant du racisme par exemple, nous l’avions subi dans sa forme d’apartheid à la colonie, tandis qu’en France, il se manifestait sous les formes sournoises et discrètes d’une humiliation véhiculée par des sous-entendus, des déclarations prétendument égalitaristes ou anti-racistes, des généralisations assimilationnistes, des propos niant le racisme, des explications maladroites justifiant en fin de compte des propos discriminatoires, des comportements inconscients de supériorité raciale, des invitations à une complicité raciste contre d’autres races, etc. Il ne s’agissait presque jamais de discrimination claire, nette, directe à l’américaine qui allait droit au but et atteignait sa victime droit dans les tripes.
En 1954 nous avions crée l’Association des Etudiants Africains de Clermond-Ferrand (AEAC). En son sein, nous avions eu le temps de découvrir nos différences ethniques et de les digérer ; de constater les ressemblances entre nos cultures et d’en faire les bases de notre entente. A travers nos causeries informelles, nous avions aussi, à des degrés divers, pris conscience de la similarité des comportements des colons et de l’administration coloniale vis-à-vis des populations africaines dans nos pays respectifs.
Malgré cette dernière constatation, notre association fonctionnait toujours comme une structure d’entraide et de soutien psychologique.
Les formes courantes d’entraide et de solidarité consistaient soit à satisfaire des besoins prioritaires d’un compatriote à court de moyens financiers en attendant la régularisation de sa situation, soit à lui prêter ou à lui donner quelque objet pour pallier un manque matériel.
Quant au soutien psychologique, il visait essentiellement à entourer un camarade malade ou chagriné par le décès d’un proche survenu au pays, pour lui soutenir le moral et l’aider à vaincre les affres de la solitude.
Il y avait aussi le soutien à l’occasion d’une humiliation raciste.
S’agissant de la question coloniale, la scène politique française était successivement dominée par la guerre d’Indochine, la guerre d’Algérie et les événements du Cameroun.
Or voici que fin 1955, notre Association choisit de devenir la section académique de la Fédération des Etudiants d’Afrique Noire en France. Ce faisant, nous nous engagions sur des voies nouvelles, celles du syndicalisme estudiantin et de la lutte anticolonialiste. L’AEAC ne pouvait donc plus se contenter de jouer le seul rôle de gestionnaire d’entraide orienté vers un communautarisme replié sur soi, contraire au progrès et à l’ouverture sur le monde.
Que faire et comment faire pour passer de notre statut de groupement communautaire à celui d’une structure militante sur les plans syndical et politique tout en conservant et en sauvegardant notre unité sans trop de sacrifices?
Les difficultés à répondre à ces interrogations ne furent ni la composition multiethnique de l’association, ni sa diversité culturelle et confessionnelle. Elles se situèrent d’une part, dans les différences de niveaux de conscience que ses membres avaient de la question raciale et du problème colonial, et d’autre part, de notre manque d’expérience syndicale et politique.
C’est la mise en commun des intelligences des étudiants africains, leur engagement à des degrés divers et leur militantisme qui ont constitué la complicité dont vous parlez.
Dans mon livre, je présente certains fronts de lutte, mais aussi et surtout les stratégies de proximité que nous imaginions sur le plan local ,et celles centrales définies par les congrès de la FEANF.
Les étudiants d’aujourd’hui, eux, semblent n’avoir en commun que l’aspect géopolitique, du moment qu’ils sont tous en terre étrangère. Quelle est la cause de la rupture ?
A notre époque de lutte anticolonialiste, nous avions sur le terrain dans les colonies en Afrique des dirigeants déterminés et engagés qui portaient haut le flambeau anticolonialiste. C’étaient par exemple Kwame Nkrumah, Jomo Kenyatta, Gamal Abdel Nasser, Bourguiba, Ben Bella, Ruben Um Nyobe. Félix Moumié, Patrice Lumumba, le roi Mohamed V, et beaucoup d’autres, etc. Ils étaient des dirigeant, des meneurs qui savaient mobiliser et susciter l’admiration.
La question qui se posait aux étudiants était de savoir s’ils devaient se joindre à ces dirigeants pour la lutte de libération nationale, ou bien s’ils allaient s’allier aux colonialistes pour perpétuer la sujétion des peuples africains. Dans les milieux estudiantins, la FEANF était devenue une pépinière de militants et de jeunes leaders qui contribuaient à mobiliser les étudiants africains dans la lutte. Par ailleurs, un puissant mouvement de solidarité anti-impérialiste et intercontinental renforçait cette complicité dont vous avez parlé.
Aujourd’hui, et depuis la fin de la Guerre froide, nous vivons une autre phase de l’évolution des relations internationales dite de la mondialisation. Cette phase coïncide avec respectivement : les bonds en avant des technologies de l’information, de la communication et des transports, la supériorité hégémonique des Etats-Unis d’Amérique, l’émergence de nouvelles puissances que sont la Chine, l’Inde, le Brésil, le développement d’un néolibéralisme économique qui sur le plan des échanges commerciaux donne lieu à une concurrence impitoyable. La néocolonisation, la paupérisation et l’humiliation des peuples africains se poursuivent et s’aggravent à une vitesse effroyable.
Dans ce contexte, l’Afrique dans sa structure politique actuelle héritée de la colonisation, c’est-à-dire balkanisée, est réduite dans la division internationale du travail au rôle de fournisseur de matières premières. C’est-à-dire qu’en tant que telle, elle ne pèse pas lourd ni avec ses 800 millions d’habitants, ni avec ses immenses richesses naturelles, ni avec ses intelligences. Elle ne peut pas s’industrialiser, ne peut donc pas créer les millions d’emplois dont elle a besoin.
Seule l’édification des Etats-Unis d’Afrique pourra assurer un avenir d’espoir pour ses jeunes et ses peuples. Le reste n’est que bricolage.
Vous inscrivez-vous dans la race des écrivains révolutionnaires ?
Sans qu’il soit besoin de connaître le but de la révolution qui vous sert de référence, je voudrais vous dire que mon écriture ne se situe, ni ne répond à une classification en écrivains révolutionnaires, contre-révolutionnaires ou autres. Je recours au genre autobiographique afin d’utiliser mes souvenirs et quelques supports écrits pour contribuer à l’enrichissement des sources de l’histoire d’une période importante de l’histoire des luttes des peuples africains en général et du peuple camerounais en particulier contre le colonialisme français. Les étudiants africains qui en raison de l’inexistence d’établissements d’enseignement supérieur dans leurs pays à cette époque — contrairement à la situation dans les colonies anglaises —, étaient obligés d’aller dans les universités en France sont au centre de mon récit et c’est d’eux qu’il s’agit dans une bonne partie de mon récit. Le cas du Cameroun bénéficie d’une présentation plus détaillée afin d’expliquer une résolution stratégique prise par le congrès de la Fédération des étudiants d’Afrique Noire en France en décembre 1957 et stipulant que chaque africain doit comprendre que c’est le sort de l’Afrique qui se joue au Cameroun.
Ce qu’il y a de saisissant dans votre style, c’est que, presque à chaque fois, vous avez une telle facilité à évoquer l’époque coloniale !
Comme je viens de le dire, mon récit concerne la lutte des étudiants africains au cours des années cinquante du siècle dernier, celles qui ont précédé l’avènement des indépendances. J’ai vécu intensément cette époque en tant que militant et responsable aussi bien du syndicat des étudiants africains que du mouvement de libération du Cameroun. Ma motivation en écrivant est d’aider des générations de mon pays et d’ailleurs à connaître ce que fut l’histoire véritable de nos itinéraires et de nos luttes en tant que jeunes, colonisés et Noirs d’Afrique pendant notre séjour d’étudiants en France ; essayer de reconstruire l’environnement humain, politique, international de l’époque précédant l’avènement des indépendances africaines, et dont l’histoire véritable n’est toujours pas encore écrite, et encore moins appropriée par tout le monde : Africains et non-Africains compris ; récapituler les questions et les problèmes qui se posaient à nous et ceux que nous nous posions, comment nous les posions, nos réponses endogènes et celles résultant de nos interfaces avec le monde extérieur, avec la puissance coloniale, avec les politiciens africains de l’époque, et avec les belligérants de la Guerre froide.
Puisque votre livre souligne la pertinence quant au statut confus des expatriés au vu des autochtones, quel est votre avis sur l’immigration choisie ?
Dans le flux migratoire, il y a deux étapes majeures : le pays d’origine et le pays d’accueil, les pays de transit étant des pays d’accueil provisoire. Les causes fondamentales du flux se situent d’abord dans le pays d’origine pour des raisons internes si les conditions de vie politiques, économiques et sociales y sont devenues insoutenables et invivables pour les émigrants. Ces causes internes peuvent être associées à des causes externes si dans les rapports de forces du moment qui déterminent les relations internationales, les pays d’accueil, recourant à la loi du plus fort empêchent l’industrialisation à grande échelle des pays d’origine. Car il faut reconnaître que si ce que l’on appelle « co-développement » revient à accorder des petits crédits ou des dons minimes aux émigrés, cela soulagera quelques souffrances, mais les problèmes de fond resteront intacts.
Afin de résoudre les problèmes de fond, il revient aux peuples et aux dirigeants Africains d’aujourd’hui et de demain, d’accélérer le processus d’édification des Etats Unis d’Afrique qui deviendraient alors un état multinational de 53 états administrant les 800 millions habitants du continent doté des immenses ressources stratégiques que vous connaissez. C’est là que réside notre avenir, avec ou sans immigration choisie.
Propos recueillis par Van Manchette