TRIBUNE. Lors de ma première visite sur le terrain en tant que directeur de l’unité du Ministère kenyan de la Santé pour les maladies tropicales négligées (MTN), mon équipe et moi-même avons traversé Pongwe-Kidimu, une région côtière pittoresque du Kenya, organisant des discussions de groupe avec des travailleurs sanitaires et des membres de la communauté pour comprendre les enjeux auxquels ils étaient confrontés par rapport aux MTN.
C’est là qu’une jeune femme âgée d’à peine 20 ans, pleine de vie et de potentiel, s’est levée pour parler. Silencieuse et timide tout au long de la discussion, nous n’avions pas remarqué qu’elle cachait une jambe très enflée, typique de l’elephantiasis jusqu’à ce qu’elle se mette à parler, les larmes aux yeux : « Cette maladie a gâché ma vie. Personne ne s’intéresse à moi, à qui je suis vraiment. Et désormais, je ne me marierai jamais. »
Par ces mots, la douleur d’être rejetée, la solitude, et l’arrêt brutal de ce que sa vie aurait pu être pour elle, sa famille et sa communauté, tout reposait lourdement sur cette maladie – une maladie de pauvreté et de dénuement, une maladie pouvant être prévenue et traitée si elle était diagnostiquée à temps.
C’est à ce moment-là que j’ai commencé à comprendre la douleur et l’impuissance créées par la phylariose lymphatique (FL). Tout au long de ma carrière au sein des MTN, ces histoires ont malheureusement été récurrentes. Mais des années plus tard, j’ai retrouvé espoir.
La FL est mieux connue pour son symptôme visible, l’elephantiasis, cette peau épaisse qui ressemble à celle de l’éléphant et qui accompagne le douloureux gonflement défigurant des membres, que l’on peut constater parmi les 120 millions de personnes estimées actuellement être touchées par la maladie dans le monde.
Il existe toutefois désormais une nouvelle approche de traitement qui pourrait nous conduire bientôt à faire disparaître cette maladie ancienne et avec elle, les lourds fardeaux sociaux et économiques souvent cachés causés par une santé défaillante. À ce jour, seuls 14 sur 73 pays endémiques à l’échelle mondiale ont été reconnus atteindre les objectifs d’éradication de la FL. Malheureusement, la grande majorité de ceux-ci se situent en-dehors de l’Afrique subsaharienne qui constitue 40 % de la charge mondiale de la maladie.
L’enthousiasme relatif à cette trithérapie, connue sous le nom IDA correspondant au nom des trois médicaments, est suscité par la possibilité d’éradiquer la FL en tant que menace sanitaire publique, et que les millions de dollars économisés en coûts de soins de santé puissent être réinvestis dans d’autres domaines indispensables – en particulier en Afrique où la majorité des 892 millions de personnes nécessitant un traitement résident.
C’est lorsque je pense à notre travail au Kenya que je réalise que l’éradication de la FL soulagera non seulement beaucoup de souffrances physiques et psychologiques pour des millions de personnes, mais permettra également d’envisager un avenir plus sain et plus productif pour leurs familles et pour notre pays dans son ensemble. Je pense à cette jeune femme rencontrée à Pongwe-Kidimu, il y a trois ans et demi, et j’imagine la nouvelle génération de Kenyans qui n’auront pas à porter ce même fardeau.
Aujourd’hui, l’objectif est à portée de main. Il y a seulement quelques mois, le Kenya a fièrement piloté le traitement IDA aux côtés de trois de nos sous-comtés côtiers, Lamu est et Lamu ouest dans le comté de Lamu, et Jomvu dans le comté de Mombasa. Il est le premier pays en Afrique – et seulement le second à l’échelle mondiale.
La thérapie IDA est une association de trois médicaments – ivermectine, diéthylcarbamazine et albendazole – et pourrait drastiquement réduire la durée de traitement à deux ans, en comparaison aux bithérapies traditionnelles qui requièrent au moins cinq années d’administration de médicaments.
Les trois médicaments de la nouvelle approche ne présentent absolument aucun danger à la consommation, même pour les personnes ne souffrant pas de la maladie, et sont issus de donations de laboratoires pharmaceutiques par l’intermédiaire du programme mondial de donation de médicaments dirigé par l’Organisation mondiale de la santé (OMS).
En qualité de professionnel de santé, je suis enclin à vous parler seulement de la science innovante qui se cache derrière cette nouvelle approche promettant d’accélérer de manière considérable les progrès nationaux pour l’éradication tant attendue de la FL, une maladie qui touche souvent les plus vulnérables et qui balaie de nombreuses communautés au Kenya – entraînant des infirmités, d’importantes douleurs, et une stigmatisation sociale.
Mais la nouvelle intervention ne concerne pas uniquement la science. Il s’agit là d’envisager ce qui est possible grâce à la pensée innovante, la coopération internationale et la volonté de continuer à avancer.
Lorsque le Kenya a lancé le programme FL en 2002, il a fallu faire face à de nombreux défis. Mettre fin à la maladie de manière probante signifiait de long programmes de traitement nécessitant que nous mobilisions en permanence des communautés afin qu’elles participent pendant cinq ans voire plus, malgré des obstacles tels qu’un éloignement géographique et une perception erronée des médicaments.
Depuis son redémarrage en 2015 dans le cadre d’un partenariat solide avec des organisations internationales telles que le END Fund, la fondation Bill & Melinda Gates, Evidence Action, et l’OMS, le programme FL s’est concentré sur l’amélioration des faibles taux de couverture observés, ce qui est nécessaire pour l’efficacité d’une intervention d’administration massive de médicaments. Nous avons également considéré que cela serait essentiel à la réussite de l’IDA.
Au moment où nous nous préparions à la mise en œuvre du traitement, nous avions travaillé à l’augmentation du ratio des distributeurs communautaires (DC) – le personnel de première ligne indispensable en charge de la mise en œuvre d’un certain nombre de nos initiatives de santé publique – par rapport aux membres de communauté et l’augmentation du nombre de professionnels de santé supervisant la distribution des DC et leur formation.
C’est par l’intermédiaire de ce type d’engagement local et mondial sur le long terme et de partenariats que nous avons pu poser le fondement afin de devenir l’une des premières nations à mettre en place l’IDA et atteindre avec succès une couverture élevée.
Lors de la mise en place de l’IDA, nous savions que pour mesurer la réussite du pilote, il serait essentiel de traiter au moins 80 % de notre population cible. Il est encourageant d’apprendre que les trois sous-comtés ont dépassé l’objectif de couverture de 80 % – un signe prometteur que le Kenya pourrait étendre le traitement IDA pour réaliser l’objectif mondial d’éradication de la FL.
Notre stratégie pour atteindre une couverture élevée comprenait de vastes efforts pour accroître la sensibilisation quant à l’importance de prendre le traitement et encourager la participation à la campagne. Des recherches ont également été entreprises afin de comprendre pourquoi certains groupes, notamment les jeunes citadins, ont été globalement exclus des précédentes campagnes de traitement.
Les résultats de cette analyse ont fourni une ligne directrice relative aux stratégies de promotion et de sensibilisation afin de mieux retenir ces populations. Nous avons également intégré une gamme de plateformes, des crieurs publics, aux médias sociaux, SMS, et affiches afin de sensibiliser et mobiliser les communautés avec un effort tout particulier pour atteindre les zones éloignées, et notamment accéder à certaines communautés par bateau.
Pour être prêt à l’IDA, il a fallu au Kenya une coordination méticuleuse et je suis certain que les pays intéressés éligibles à ce traitement peuvent en tirer de l’espoir et des leçons. La planification et la mise en œuvre ont nécessité un ensemble d’acteurs, notamment des chercheurs ayant participé aux études de trithérapie menées dans d’autres pays, de grands donateurs ayant offert soutien financier et technique, et le gouvernement national et des comtés, ce dernier recevant les médicaments et gérant l’administration des médicaments au porte à porte par l’intermédiaire du réseau établi des DC.
Il est enthousiasmant de se rappeler où nous en étions au tout début des efforts du Kenya pour s’attaquer à la FL et de constater à quel point le tournant a été décisif pour l’IDA en novembre dernier, ce qui a largement dépassé nos attentes.
Les résultats initiaux indiquent que l’approche trithérapeutique peut être étendue à d’autres zones – ce qui signifie que plus de zones peuvent raccourcir le parcours vers l’éradication de la FL, et que plus de travailleurs sanitaires qualifiés peuvent être disponibles pour se concentrer sur d’autres problématiques de santé.
Ceci devrait s’appuyer sur d’autres stratégies visant à atteindre les objectifs de couverture sanitaire universelle et contribuer à notre élan et nos progrès dans la lutte contre les maladies évitables. Nous savons que pour des pays aspirant à être plus forts socialement et économiquement parlant, il n’y a pas de place pour les MTN.
C’est pourquoi nous devons aller de l’avant dans l’exploration, les tests et l’adaptation de solutions éprouvées innovantes telles que l’IDA. C’est le parcours d’apprentissage suivi par le Kenya, pour lequel nous sommes fiers de servir de modèle en matière de ce qu’il est possible d’accomplir et nous espérons que d’autres pays éligibles, ministères de la Santé, communautés, activistes et philantropes le suivront également.
Dr. Matendechero est le directeur de l’unité des Maladies tropicales négligées au sein du ministère de la Santé.
Par le Dr. Sultani Hadley Matendechero (AMA)